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micro-récits


les écrits des habitants de Mar del Plata

Mar del Plata te chante les 40ans set de titre à la campagne qui invite à raviver la mémoire collective d’une communauté qui sans cesse et à travers différents moyens est poussée à oublier.



Ce qui s’est passé et ne doit pas revenir fut l’une des actions de Mar del Plata te chante les 40 ans qui sont nées des rencontres avec des artistes, des éducateurs et des attachés de presse[1]. Dans cette action, les citoyens ont été invités à écrire ces histoires courtes dont nous sommes faits. Des micro-récits sur ce qui s’est passé dans la ville : souvenirs, anecdotes, histoires tues, secrets gardés jusqu’à aujourd’hui. Des plus graves vécus dans leur chair jusqu’aux récits qui nous sont parvenus et nous ont autant marqués. Annonce fut faite qu’ils seraient publiés et distribués sur la voie publique sans signature et édités en fonction du format[2].


Nous avons reçu plus de cent textes. Voir comment affleuraient des histoires quotidiennes terribles qui avaient été tues fut une révélation. Nous avons compris comment chacun, d’une manière ou d’une autre, avait été victime de la dictature. Les histoires nous ont aussi aidés à mieux comprendre le climat de silence de cette époque, les moyens employés pour discipliner et censurer la population et la peur qui reste ancrée dans nos corps.


Une « enveloppe-lettre » fut conçue comme dispositif de diffusion de ces histoires dans la rue à partir du 24 avril, remises en mains propres à qui le souhaitait dans des bureaux et des espaces publics, ou dans sa voiture dans l’attente que le feu passe au vert[3].


Ensuite, elles se sont multipliées, différents secteurs se les appropriant[4] : elles furent lues lors des cérémonies commémoratives et des rencontres durant toute l’année, furent publiées jour après jour sur la fan page et furent envoyées à des enseignants qui les demandaient en tant que matériel pour leurs classes. Les élèves de l’École de Journalisme « Eter » les transformèrent en transitions qu’utilisèrent les radios locales[5]. Elles furent aussi transcrites en Braille[6].


La Commission Éducation du Collectif Faro de la Memoria s’est servi des Micro-récits pour réaliser une exposition itinérante dans les institutions éducatives de la ville. À chaque rencontre, l’exposition « 40 blouses pour 40 années »[7]ajoute une blouse transformée par les étudiants à partir de l’un des textes choisis. Ces blouses sont utilisées, de même, pour lire les textes durant les représentations, et dans les manifestations et les marches elles sont portées par les garçons et les filles.


À partir de sa Commission de la Culture, l’art est travaillé comme plateforme pour construire de nouveaux sens, problématiser les sens institués, dialoguer, réparer le tissu social, participer collectivement et rendre visible les problématiques du passé qui ne cessent de nous traverser.


Durant l’année 2016, dans un nouveau contexte politique de la ville, de la province et du pays, nous considérons fondamental d’élaborer des outils pour les temps présents et futurs. C’est pourquoi nous développons des actions artistiques de participation collective pour réveiller la communauté de Mar del Plata 40 ans après le coup d’État génocidaire en Argentine.


Elles ont aussi servi à des artistes de la ville de point de départ pour leurs productions[8].

Et, à travers ce projet ENDROITS – LUGARES[9], une sélection de textes est traduite afin de pouvoir être distribuée en France, pays où de nombreuses Argentines et de nombreux Argentins se sont réfugiés durant la dernière dictature génocidaire de notre pays.

En deuxième année du secondaire on nous a demandé d’inventer l’histoire d’un endroit que nous connaissions. J’ai choisi la station balnéaire Lune Rouge de Mar del Plata, un endroit que j’avais beaucoup aimé enfant. Elle parlait d’une histoire d’amour et de douleur, style Roméo et Juliette : deux jeunes gens de tribus ennemies tombaient amoureux et vivaient leurs rencontres en cachette, sous le rideau d’eau de la cascade de la lagune. Ils étaient découverts et assassinés. En partant, les assassins observaient le reflet de la pleine lune, sur la lagune rougie par le sang des amants, image qui donna son nom à l’endroit.

Je ne savais pas à l’époque que dans cette même école étudiaient les enfants de la Negra Mabel. Des années plus tard j’ai su que ce conte et leur histoire étaient reliées. Leur maman fut assassinée avec cinq militants dans la station balnéaire Lune Rouge en simulant un accident lors de la manipulation d’explosifs.

Quand mes sœurs et moi profitions de ces journées de plage, nous ignorions qu’autant de douleur avait tâché ces eaux.

Je ne sais pas si c’est l’inconscient collectif, mais je suis convaincu que tout est conservé dans la mémoire et que cette histoire de douleur et de transformation – de la haine en amour – est sortie de quelque part sur ces pages en deuxième année.

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Le 2 août 1978 un groupe de Tareas de la Marina groupe de « Nettoyage »]assassina au moyen d’explosifs cinq personnes dans la station balnéaire de Lune Rouge. Le quotidien local titra : « Quatre extrémistes détruits par une bombe qu’ils manipulaient ». En 2011, l’Equipo Argentino de Antropología Forense [Équipe Argentine d’Anthropologie Légale] a exhumé les restes présents dans le Cimetière Municipal sous Non Identifié et a pu identifier les identités de quatre des cinq corps, tous séquestrés antérieurement et vus sur la Base Navale de Mar del Plata. Le cinquième n’a toujours pas été identifié.


Depuis 1984, l’Equipo Argentino de Antropología Forense procède à des exhumations à la recherche de restes pour ensuite être en mesure de les identifier et de les restituer aux familles. La méthode scientifique qui permet de reconstruire la mémoire a créé une base de données génétiques qui permet à de nombreuses personnes de retrouver enfin un parent disparu ; avec un échantillon de sang vous pouvez nous aider. Appelez le 0800-3453ADN (236).

C’était en septembre 2011 ; Rosana et moi, avec deux autres camarades, nous allions en voiture à La Plata pour l’inhumation des restes de Mabel Vergaras, qui avait été retrouvée sous l’étiquette Non Identifié par l’Équipe Argentine d’Anthropologie Légale dans le cimetière de Mar del Plata.

C’était un voyage étrange et triste : au cimetière. Pour dire au revoir à la maman de Rodrigo et Manolo, des amis. Pour les accompagner et pour remplir une fonction journalistique en couvrant l’hommage.

Bien que triste, le voyage fut agréable et avec du maté. Ro et moi étions sur la banquette arrière, bavardant. À un moment j’ai osé lui demander à elle, que je connaissais depuis vingt ans, quelle était l’histoire de sa famille disparue. Et elle m’a tout raconté. Pour la première fois, elle m’a raconté.

Une image m’est restée du récit, qu’elle m’a peut-être peinte avec des mots et que je ne vais pas racontée ici parce que c’est une image qui nous appartient. Nous avons pleuré un long moment en regardant par la fenêtre les vaches des prairies de la pampa. Nous nous sommes quelques secondes tenu la main. Notre amitié a repris.

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La famille Cassataro-Ramirez Abella fut séquestrée à son domicile à Tres de Febrero le 6 décembre 1977. Ce fut une opération conjointe de la Police, de l’Armée et de la Marine à laquelle 15 véhicules prirent part. Après avoir emmené le couple la tête encapuchonnée et les deux fillettes sous sédatifs, ils chargèrent dans un camion de l’Armée tous les meubles de la maison, jusqu’à la cuvette des toilettes. Leurs deux filles, de trois et un an et neuf mois furent retrouvées à la casa de Niños [Maison des Enfants] de La Plata quelques temps plus tard. Jusqu’à présent, Les corps des parents n’ont pas été retrouvés.

C’est un bel après-midi de l’été 73. Moi 18, lui 20.

Je voyage dans le bus 23. Je suis assise sur un siège individuel. Sans savoir qui nous sommes. Lui voyage sur le siège de devant. Le rendez-vous est à Paso et Corrientes.

Après avoir participé à la JUP [Jeunesse Universitaire Péroniste] 6 ou 7 mois, j’accepte d’aller dans le quartier. Je suis émue et mon cœur bat fort. Je suis décidée. Le 11 mars approche et le Tío, Cámpora, doit gagner. Je change mes sabots de la Fac et je porte des tennis. Paso approche. Je me lève. Nous descendons à l’avant.

Le bus repart.

Nous nous regardons. Sourions. Nous disons :

— C’est toi ?

— Oui.

— On y va ?

Je ne sais pas encore que je vais l’aimer. Je ne sais pas encore que je vais me souvenir de lui toute ma vie.

Il est beau, il est aimable. Il sait où nous devons aller. Pas moi. Il me plaît.

Il est étudiant en Droit, l’une des meilleures moyennes. Il est très intelligent. Il est champion d’aviron. Il est maigre et grand, les cheveux longs. C’est le responsable du groupe dans lequel je vais militer, un chouette type. Il est heureux avec eux, les plus humbles.

Je ne sais pas encore que je le chercherai toujours parmi tous. Je ne sais pas encore que nous allons manquer de temps. Je ne sais pas encore qu’il devra partir bientôt. Je ne sais pas encore que l’endroit où il ira est proche. Je ne sais pas encore qu’en fuyant il couvrira un camarade et qu’il se tirera une balle dans la bouche pour se sauver et en sauver d’autres.

Je ne sais pas encore qu’en plus de le perdre moi, le Chino nous l’avons tous perdu.

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Luis Federico Celesia est né le 20 avril 1952 dans la Capitale fédérale, a fait ses études au collège Domingo Savio de Santa Rosa, La Pampa et en 1968 est venu vivre avec sa famille à Mar del Plata. Dans cette ville il s’est inscrit en Droit à l’Université Catholique et a commencé à militer dans le Péronisme de Base. Le 26 novembre 1976 dans la ville de La Plata, il était en moto et s’est retrouvé dans une opération militaire. Il est toujours disparu. Luis avait 24 ans.

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J’avais six ans et je connaissais les numéros de téléphone par cœur. Des tantes Caren, Marta et Titi. Des mamies Irma et Carmen. Je connaissais leurs noms, leurs visages, leurs enfants. Je ne connaissais pas leurs voix, parce que je ne connaissais pas les indicatifs internationaux et c’est pourquoi je ne parvenais jamais à les joindre. De Valence à Mar del Plata plus d’un mystère m’échappait pour rendre possible l’échange de bonjours et allo.

Quand en août 1983 ils ont appelé pour voir ce que nous faisions maintenant que l’Argentine allait revenir à la démocratie, ils le firent depuis la maison qu’ils nous avaient tous achetée pour qu’il ne vienne à l’esprit de personne de dire non. Si bien qu’en un moment, en un mois et quelques jours, nous avons mis sept ans de Venezuela dans une valise et sommes venus et sommes restés. Et bien que je n’aie pu troquer que récemment la gloire au peuple courageux pour le entendez mortels que je n’ai pas chanté depuis des années, l’accent je l’ai perdu dès que j’ai foulé ces terres : je voulais être d’ici, des tantes, des mamies et de tous les autres, après avoir tant composé ces numéros qui enfin suffisaient pour appeler.

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Durant la dernière dictature civile et militaire, de nombreux habitants de Mar del Plata, comme tant d’Argentins, furent contraints d’abandonner leurs maisons, leur ville et même leur pays pour protéger leurs vies et celles de leurs familles. Du jour au lendemain ils se retrouvèrent sans leurs proches, sans travail, sans leurs affaires. En espérant que la dictature soit un mauvais rêve. Pour revenir.

Ma famille était « apolitique », mes écoles étaient « apolitiques ». Perón n’avait été qu’un mot interdit à l’école, aimé d’un grand-père, honni de l’autre…actualisé dans ce troisième mandat, la Perona, le sorcier. En 76 je n’avais même pas 15 ans.

Ce jour-là le sol de ma maison trembla et j’ai vu passer des chars sur l’Avenue Santa Fe, ensuite j’ai vu la télévision et j’étais contente, parce que comme ça les pauvres de la Cava ne viendraient pas nous déranger à la sortie de l’école. L’Argentine était un pays qui serait en ordre.

En 78 j’ai chanté, crié, célébré le Mondial. Et j’ai terminé mes études. Et je suis allée à Bariloche. En 79 je suis entrée à l’École Nationale d’Art Dramatique : et j’ai rencontré le polonais Klentak, qui fut le parrain de mon premier enfant et pleura des larmes de vodka sur sa compagne disparue jusqu’au jour de sa mort, bien des années plus tard. Et j’ai entendu. Et j’ai vu. Et j’ai commencé à comprendre. Et j’ai pleuré, pleuré, pleuré.

Alors j’ai décidé de devenir institutrice.

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Durant la dernière dictature civile et militaire, la déformation de l’information, la stigmatisation des référents politiques, syndicaux et sociaux au travers des moyens de communication mono-politiques, étaient des pratiques qui permettaient l’état d’acceptation nécessaire à l’installation du plan économique de disette pour beaucoup et de bénéfice pour quelques-uns.

C’était un 8 décembre 1977, je m’en souviens parce que c’était le jour de la Vierge. Le téléphone a sonné dans la maison de mes grands-parents. À l’autre bout du fil un agent du Commissariat 4 nous demanda de passer dans le service pour venir chercher ma maman qui avait été séquestrée six mois plus tôt, avec mon papa.

Dans le long couloir de la maison de Gascón et Dorrego nous avons vu entrer mon grand-père avec une femme très maigre. Elle avait les cheveux longs, poivre et sel, pesait à peine 35 kilos. Je n’ai pas pu la reconnaître.

Mes grands-parents pleuraient, ma sœur pleurait. Nous pleurions tous de joie et de tristesse. Nous avions récupéré ma maman.

Mon papa, nous le cherchons toujours. Nous le pleurons toujours.


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En 1977 furent séquestrés Jorge Roberto Candeloro et Marta Haydeé García de Candeloro dans leur cabinet juridique dans le cadre de l’opération connue ensuite comme « La Nuit des Cravates », destinée à éliminer un groupe d’avocats du travail qui en défendant les droits des travailleurs dans les usines, gênaient l’action du pouvoir économique. Marta fut emmenée au Commissariat 4 et libérée six mois plus tard, un 8 décembre 1977. Jorge est toujours disparu.

Dans le Commissariat 4 de Mar del Plata (Annexe de la Police Provinciale) situé Chile 2635 angle Alberti, fonctionna durant la dernière dictature civile et militaire l’un des Centres Clandestins de Détention, Torture et Extermination de la ville. Il dépendait du Premier Corps d’Armée, Gada 601.

Je me souviens qu’avec ma famille nous avions l’habitude d’aller nous promener l’hiver en fin de semaine du côté du port. Nous partions dans la voiture de papa. Nous prenions la côte et rentrions à la tombée de la nuit. À cette heure et avec le froid, la zone était déserte. Surtout la Base Navale, il y avait des panneaux qui te tombaient dessus. Je ne sais pas évaluer en mètres, mais ils étaient rapprochés.

Les panneaux disaient :

« NE PAS STATIONNER NI S’ARRÊTER, LA CENTINELLE FERA FEU » accompagnés d’une silhouette intimidante d’un soldat avec une mitraillette. Je devais avoir 10 ans et avec toute l’innocence de cet âge, la seule chose à laquelle je pensais était :

— Pourvu que papa ne soit pas à court d’essence, que papa ne soit pas à court d’essence.

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Dans le Groupement de Buzos Tácticos [Plongeurs Tactiques]de la Base Navale de Mar del Plata, fonctionna entre 1976 et 1978, l’un des Centres Clandestins de Détention (CCD), Torture et Extermination les plus grands de Mar del Plata. Dans la sentence du procès Base Navale III et IV de février 2016, 12 auteurs de répressions furent condamnés, dont 9 à perpétuité.

Le grand-père Cacho faisait partie de ces hommes d’antan. Cheveux gominés, portant un gilet sous sa veste et un débardeur sous sa chemise. Ces débardeurs blancs typiques qu’il exhibait en exultant quand il était « en tenue d’intérieur », sans avoir à s’afficher. Ces types à poignée de main aussi forte que l’accord qui se conclut. Le matin, avant de partir travailler à la Banque, il se rasait en chantant « je devine le clignotement des lumières qui au loin… indiquent mon retouuuuur ».

Il était gérant de la Banco Nación de Olavarría, très correct, aux lettres tapées sur Olivetti et carbone avec de nombreux tampons et signatures et « toute ma considération » et « veuillez agréer mes respectueuses salutations ». Lorsqu’il a pris sa retraite, nous sommes venus à Mar del Plata. Il mourut comme un capitaine sur son navire, bien que déjà retraité. Un matin il partit payer un impôt là, à la banque de Independencia et San Lorenzo. Son cœur s’est arrêté et ciao grand-père. Quand l’ambulance est arrivée, il était déjà à la sortie du tunnel.

Selon ses propres indications écrites sur l’Olivetti, il fut réduit en cendres et les cendres jetées à la mer. C’est qu’il a toujours eu la sensation que ses deux enfants, comme tant d’autres séquestrés par les forces de sécurité en pleine Dictature Argentine, furent jetés dans la mer (notre mer) et, comme me l’a expliqué grand-mère :

— Lui tout ce qu’il voulait, c’était les retrouver.

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Durant la dictature civile et militaire se développa un système macabre d’occultation des délits dits de « vols de la mort », consistant à droguer les personnes illégalement retenues et à les jeter vivantes depuis un avion dans les eaux argentines.

De nombreux témoins déclarèrent l’avoir vu, mais la société argentine ne cessa de le nier que récemment, lorsque ce fut un pilote d’avion lui-même, Adolfo Scilingo, qui rompit le pacte de silence, et confessa ce procédé.



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J’avais déjà emprunté l’Av. Colón de Tandil avant de découvrir à son intersection avec la rue Machado la vieille gare. Mais cette nuit-là je n’ai pas reconnu le paysage. Je me souviens d’avoir fixé mon regard dans les yeux de ces enfants qui se penchaient aux fenêtres du train qui partait vers le Sud au cri de :

— On va les exploser… on va les exploser !

Mon cœur était aussi serré que leurs poings déterminés frappant ces wagons sombres. Et, avec une pointe d’innocence, j’ai tardé à discerner que leurs destins aussi seraient sombres.

Durant quelques semaines, le vendredi soir, le rituel se répétait : pannes d’électricité massives dans la ville, sirènes assourdissantes, trajet à pas lent le long des presque vingt pâtés de maisons qui reliaient la Faculté et la Gare… et de nouveaux adieux, embrassades avec ceux avec qui il y a quelques jours auparavant ils partageaient la salle de classe ou les sorties.

Et le cœur, à nouveau, se mit sous tension. En silence, ce matin-là j’ai traversé la place centrale en diagonale depuis la Faculté jusqu’à la porte de fer du bâtiment du District militaire à l’angle de Belgrano et de Gal Martín Rodríguez. Je cherchai à inverser la culpabilité que me causait, dans ce contexte, le « 020 » du tirage au sort pour le service obligatoire. Mon destin fut autre.

Durant toutes ces années, fermer les yeux m’amène à me souvenir de ces autres. De ces hommes. De ce sombre et néfaste chant harangueur.

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Jusqu’en 1994, avec les trois derniers numéros de la pièce d’identité on déterminait si le jeune homme argentin de plus de dix-huit ans serait soumis au Service Militaire Obligatoire par un tirage au sort par tickets. Les tirés au sort en 1982 durent servir durant la Guerre des Malouines, l’une des dernières actions de terrorisme d’État menées dans le but d’obtenir l’appui populaire nécessaire pour se maintenir au pouvoir. Elle laissa un bilan de 1082 blessés et 649 morts, dont 13 originaires de Mar del Plata. Le monument comportant leurs noms se trouve sur la Diagonale Alberdi et Córdoba.

Cet après-midi-là papa a pris la pelle et s’est dirigé vers l’arrière de la maison de Ranelagh. Il a commencé à creuser un puits profond derrière le poulailler et à quelques mètres du moulin. Il a empoigné un sac et y a mis des livres et des livres. Il a marché jusqu’au grand trou et l’air peiné a jeté son trésor de lettres et de mots interdits par la dictature. Nous le regardions éberlués avec nos yeux d’enfants, sans comprendre ce qu’il faisait, lui, qui nous disait toujours combien nous devions prendre soin des livres. Il nous a expliqué que les militaires n’aimaient pas que nous lisions certaines choses. Mon frère, dans un geste solidaire a pensé qu’il pourrait partager la peine de mon vieux en jetant son livre « Upa » avec lequel il apprenait tout juste à lire et il a été enterré là aussi.

Nous sommes revenus à la maison des années plus tard et à cet endroit nous avons planté un arbre qui grandit certainement avec des feuilles vertes remplies de phrases de liberté.

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La censure culturelle et la persécution des artistes firent partie du projet de discipline et de contrôle de la population argentine durant la dernière dictature civile et militaire. Dans ce cadre, de nombreuses personnes durent s’exiler, certaines se cachèrent et d’autres furent séquestrées et sont toujours disparues. De même, la censure a généré des pratiques de résistance, de la lecture en cachette d’un livre interdit, la projection de films, les mises en scène, les récitals de rock, jusqu’à la poursuite des réunions de travail et de production, entre autres.

À sept ans j’étais plus petit que presque tous ceux de mon âge, blond cendré avec la coupe au bol, et très espiègle, selon ce que je reconstruis par les souvenirs, les photos et quelques anecdotes que je suis un peu gêné d’écouter. Je me souviens qu’à cet âge-là à l’école « Ricardo Palma » de Córdoba Capital, assis sur le banc et suivant la consigne de la maîtresse, j’ai écrit sur le cahier à quoi s’occupaient mes parents. Alors, en 1982, ma mère était détenue à la prison de Devoto et mon père avait déjà été assassiné. Je le savais. Cependant, dans le récit j’ai raconté que mes parents travaillaient dans une banque, qu’ils quittaient la maison très tôt et qu’ils rentraient très très tard. Me réfugier dans cette fantaisie me causait une énorme satisfaction. Dans ma tête, et seulement dans ma tête, ma famille était normale. Après plusieurs années, j’ai accepté que ma famille n’était pas normale et que moi non plus je ne l’étais pas.

Maintenant je pense que, peut-être, ressembler aux familles de mes camarades était une idée bien trop tentante. Cependant, parfois je ferme les yeux, je reviens à l’année 1982, j’atterris dans cette école et, à cet enfant de six ans, je susurre à l’oreille d’être fier de ne pas être normal, d’écrire sur le cahier sa véritable histoire et d’être courageux comme ses parents.

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Durant la dernière dictature civile et militaire de nombreux Argentins et Argentines restèrent privés de leur liberté dans des prisons, à disposition du pouvoir Exécutif National et sans procès. En 1983 avec la démocratie, ils ont recouvré leur liberté.

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C’était une de ces nuits étoilées et une pleine lune, grosse et ronde, illuminait à travers les fentes des persiennes. Ma chambre donnait sur la rue, en face il y avait un terrain vague où nous jouions. Nous habitions Villa Lourdes, qui est un quartier de familles de pêcheurs qui se trouve près du port, dans la rue Guanahani et Juramento. On a entendu des pas énormes sur le trottoir. Des coups durs et décidés sur la porte d’entrée ont fait trembler toute la maison. Maman et papa s’étaient déjà levés, et ils parlaient doucement face aux ordres de deux hommes debout à la porte :

— À six heures du matin le mur mitoyen doit être blanchi !

Ils étaient habillés en vert, avec des casquettes et de grandes armes, que je n’avais vues qu’à la télévision. J’ai agrippé fort la jambe de papa et me suis mise à pleurer, lui a posé sa main sur ma tête et a dit « tout va bien ma petite », presque en murmurant. J’ai pensé « ils peuvent aussi me commander » et je me suis tue. Le mur du dehors de la maison était peint d’une phrase qui disait « Jeunesse Péroniste » et quelque chose d’autre, je ne m’en souviens pas.

Salvador, notre voisin d’à côté, et papa cette nuit-là se sont mis à peindre en blanc les lettres écrites sur le mur de dehors pour qu’on ne les voie plus. J’ai eu beaucoup de mal ensuite à me rendormir, j’avais très peur, j’avais 5 ans. C’était l’année 1976.

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La Dictature civile et militaire en Argentine a tenté d’imposer le SILENCE à la population en censurant toute expression de la communauté sous menace de mort. Chansons, livres, mots, graffitis, dessins. Peu à peu notre communauté s’est habituée à ne commenter avec personne les horreurs qu’elle voyait de jour, qu’elle entendait de nuit. La peur, installée au plus profond de notre société fut l’instrument le plus puissant employé par la Dictature pour se maintenir.

J’ai senti qu’on tirait sur ma jupe rouge, j’ai baissé les yeux et trouvé ses yeux verts. Sans plus, elle a murmuré pleine d’espoir une question. Elle avait à peine quatre ans et une tristesse dans le regard… Impossible de l’oublier.

C’était en janvier 78 lorsque nous sommes allés récupérer nos nièces… Elles étaient dans un Foyer pour Enfants de La Plata toutes deux « N… Trouvées dans la rue par un officier ».

Ils ont menti, des officiers ont emmené leurs parents encapuchonnés, et elles furent laissées à l’adoption.

Un tas de fillettes et de garçons nous ont entourés quand nous les avons soulevées, tous espéraient embrasser des parents.

— Avec cette affaire de subversion beaucoup de petits, perdus, restent ici – précisa dans un excès d’impunité la fonctionnaire du Foyer pour Enfants.

Chaque fois qu’est annoncée la restitution d’une identité volée ce jour revient clairement, ces retrouvailles, ces mots, ses yeux verts et dans mes oreilles résonne une question :

— Tu es ma maman … ?


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María del Carmen « Coca » Maggi fut séquestrée de sa maison face à l’Église Pompeya à Mar del Plata et assassinée par des membres de la CNU. L’enquête de la Justice Fédérale fut close un mois après sa séquestration, à la demande du Procureur qui curieusement faisait partie de cette organisation.

La Concentration Nationale Universitaire (CNU) fut un groupe paramilitaire d’extrême droite lié au Triple A qui commença à agir en 1968. Ses membres furent responsables de nombreux assassinats et d’actions terroristes dans les Universités argentines. Il agissait comme un groupe de choc en faisant irruption dans les classes et les assemblées dans le but de désarticuler le mouvement étudiant, qui promouvait l’ouverture d’espaces démocratiques et participatifs dans le milieu universitaire.

Ici à Mar del Plata, une famille amie après avoir beaucoup cherché, après avoir inventé toutes les formes possibles, a trouvé le bébé.

Ils l’avaient séquestré quand il était dans le ventre de sa mère. Ils l’ont fait naître, et sa mère disparaître.

Quand ils l’ont enfin trouvé c’était un homme.

Quand il fut prêt, toute la famille se réunit chez la grand-mère. De nombreux cousins et cousines, beaucoup d’oncles et de tantes et de beaux-frères et de beaux-pères de cousins, tous, l’avaient tellement cherché, que lorsque Sebastián arriva à la maison il se sentit un peu oppressé.

Lui ne connaissait personne, et tout le monde le traitait comme s’ils le connaissaient.

Quand ils finirent de se présenter et de manger et de s’interroger et de chanter et de se montrer des photos et de se raconter des histoires et de se mettre à jour des embrassades, Sebastián s’écroula épuisé dans l’une des chambres de la maison.

Et un à un, tous, se relayèrent pour le regarder dormir.

Comme qui regarde un bébé qui vient de naître.

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Durant la dernière dictature civile et militaire en Argentine, les Forces Armées Argentines appliquèrent un plan systématique de disparition des militants populaires et d’appropriation de nombre de leurs fils/filles. Depuis ces années-là, les Grands-mères de la Place de Mai continuent à chercher leurs petits-enfants. On estime à 500 les fils/filles appropriés dans tout le pays et 27 sont des enfants nés et/ou établis à Mar del Plata. Au moment de la remise de ces textes, le dernier petit-fils récupéré est le numéro 128. Si tu as des doutes ou si tu connais quelqu’un, écris à denuncias@abuelas.org.ar. Nous sommes tous à ta recherche.

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Il avait perdu ce rire que je lui connaissais avant.

Il allait l’air sérieux tout le temps, depuis 76, quand les génocidaires l’ont laissé sans emploi à cause de son militantisme syndical et de ses idées socialistes. Il allait se mettre au lit pour se reposer et se tenait la tête pour dormir.

J’avais 14 ans. Je rentrais de l’école avec l’euphorie propre aux mondiaux, absorbée par le jeu et les échanges de figurines, les posters des joueurs, le rituel de regarder les matchs et de crier pour les buts.

Nous gagnions… et les quatre petites sœurs, folles de joie, « Papa, nous allons fêter ça au centre ? ». Lui, sérieusement, nous emmenait et nous, les minettes : les fenêtres baissées et le corps au dehors, parmi les petits drapeaux et les rubans argentins.

Et la voiture, avançant doucement, parmi la foule qui remplissait les rues, en criant « Ar-gen-tine ! Ar-gen-tine ! », en jetant des confettis, nous regardant dans les yeux, le peuple et sa joie… « Papa, klaxonne ! ». Et papa, avec un dégoût sans appel, accompagnait les cris du klaxon.

Une femme, depuis une autre voiture, dans l’euphorie du triomphe, m’a dit « Et ils prétendaient que nous sommes des Indiens !… Regarde les Indiens ! ».

Après avoir tourné un bon moment, pour nous faire plaisir, mon papa nous ramenait à la maison. Nous, contentes. Dans son sérieux, sa profonde préoccupation, j’ai appris à distinguer une vraie gaieté et un aveuglement collectif.

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Le Mondial Argentine 78 eut lieu dans le cadre du terrorisme d’État, modalité répressive implantée durant la dernière dictature civile et militaire. Pour les responsables et auteurs de ce régime ce fut la possibilité de rendre du prestige à l’image du pays face aux dénonciations constantes pour violation des droits de l’homme. Pour les familles qui cherchaient leurs proches ce fut l’opportunité de diffuser ces dénonciations au niveau international. La visite de la CIDH (Commission Interaméricaine des Droits Humains) en 1979 allait mettre en évidence au niveau international les crimes perpétrés par les forces armées.

« L’art ne sera ni la beauté ni la nouveauté,

l’art sera l’efficacité et la perturbation.

L’œuvre d’art réussie sera celle qui dans le milieu dans lequel l’artiste évolue

aura un impact équivalent d’une certaine manière à celui d’un attentat politique

dans un pays qui se libère… »

L’art des sens (fragment), travail présenté par León Ferrari durant la première rencontre des Artistes d’Avant-garde, Rosario, août 1968.

Traduction: Anne Marie Huby

[1]Coordination Lorena Ravelli. Production générale Rosana Cassataro.

[2]Équipe d’édition Lorena Ravelli, Julieta Montero, Majo Fosser, Julieta Tacconi et Rosana Cassataro.

[3]Conception Mariano Morello.

[4]De nombreuses organisation soutinrent économiquement leur impression : Suteba, Comisión Provincial por la Memoria, Sadop et l’université Nacional de Mar del Plata entre autres qui, en plus, se chargèrent de la distribution.

[5]Musique Antonio Torres. Voix de Majo Fosser et des étudiants de l’École Eter, coordination Vanesa Feuer.

[6]Par María Belen Cuniberti.

[7]Coordination Cristina Bavera, Analía Cristini, Mirta Liberatore, entre autres.

[8]Inés Drangosch et Rosana Cassataro.

[9]Coordination Sandra Sanseverino.


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La résidence de Sandra SANSEVERINO

s'est achevée en décembre 2019

Les trois cahiers

de son catalogue

sont prêts, présentant les 3 dimensions

de la résidence : artistique, culturelle et internationale.

Nous vous donnons rendez-Vous

après le confinement pour les découvrir.

 

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Tel : 04-77-57-66-04

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